Quand Natacha et Uriel ont ouvert leur commerce dans l’avenue de Muret à Toulouse, ils désiraient évidemment mettre à disposition de tous le nécessaire de la vie quotidienne, rendre accessible tout ce qu’il nous faut, même au dernier moment : denrées alimentaires, produits hygiéniques, nettoyage, boissons… Mais plus que tout, ils désiraient faire de leur échoppe un lieu de vie, un endroit où passent et se retrouvent les habitant.e.s du quartier, où l’on échange sur la pluie, le beau temps, sur les actualités du moment. Un lieu de solidarité également, où l’on s’entraide, où l’on se passe les derniers tips face à la vie chère. Ils proposent d’ailleurs des paniers solidaires, notamment à destination des anciens et des plus jeunes.
Le lien social, ils n’en font pas que partie : ils le tissent activement au fruit de leurs efforts.
Pourtant en décembre 2023, les choses changent. On apprend dans l’avenue que Carrefour veut racheter un ancien magasin de meubles, juste en face de l’épicerie, pour y implanter une enseigne. Par la pression qu’elle risque d’exercer, cette décision met en péril l’épicerie d’Uriel et Natacha, mais aussi les petits commerces de bouche des alentours. Les riverains ne souhaitent pas avoir les nuisances de cette installation et ne voient pas l’intérêt de ce commerce.
Avec Uriel et Natacha, nous interpellons depuis plus d’un an toutes les institutions possibles, signons des pétitions. Les représentants de la Mairie se disent impuissants, comme souvent. Malgré la mobilisation, rien n’y fait. La logique de l’aménagement de la ville et du quartier est sacrifiée au profit de la logique financière de Carrefour. Le chiffre d’affaire des gros prend le pas sur l’intérêt commun cultivé par les petits.
Carrefour ne peut remplacer un commerce. L’enseigne peut vendre les même produits, ou bien des alternatives, elle peut remplir des étagères et des caddies. Mais la fonction sociale de l’épicerie d’Uriel et Natacha, elle, sera perdue à tout jamais si leur activité vient à disparaître. Tel est l’écueil de ceux qui ne voient dans le commerce qu’un chiffre à maximiser et qui raisonnent comme sur une feuille de calcul Excel sans saisir l’intérêt pour nombre d’entre nous de croiser un regard humain à la caisse, d’entendre un résonnant « bonjour ! » plutôt que le bruit des codes barres. Ceux-là même qui crient à la dénaturation de nos quartiers par des pistes cyclables qui les rendent accessibles à tous n’ont plus rien à dire lorsque les habitants et commerçants sont progressivement expulsés par des grandes enseignes. L’uniformisation néolibérale vient à grands pas, plus forte que dans nos dystopies les plus folles. À Toulouse, sur la seule grande rue Saint-Michel, ce sont quatre magasins Carrefour qui se succèdent à mesure que l’on avance : en moyenne un tous les 200 mètres.
• Le petit commerce : vecteur d’emploi face à la grande distribution
Le cas d’Uriel et de Natacha n’est pas un cas unique, ils sont nombreux en France et à Toulouse à être concernés, dans l’un des premiers secteurs d’activité.
L’argument pour autoriser les grandes surfaces à s’installer face aux petits commerces est souvent celui de l’emploi et de la mutation de l’économie. Pourtant, la tendance est à la perte d’emplois et à la défaillance des entreprises. C’est notamment le cas dans le commerce non-alimentaire, avec 122 400 emplois détruits en 10 ans, selon Les Amis de la Terre. L’un des secteurs les plus touchés est celui de l’habillement : 37 000 emplois en moins depuis 10 ans selon l’INSEE.
La raison est simple : les grandes enseignes, en s’implantant, ne remplacent pas un unique commerce dont elles récupèrent les locaux, mais menacent l’activité de nombreux commerces alentours, tout en employant moins. En effet, la grande distribution supprime des emplois par rapport au commerce de proximité : au même niveau de chiffre d’affaires, on dénombre 3 à 4 emplois dans le commerce traditionnel, contre un seul dans la grande distribution.
L’e-commerce, apparu ultérieurement, supprime encore des emplois par rapport à la grande distribution. Pour un emploi créé dans le commerce en ligne, ce sont ainsi 2,2 emplois qui sont détruits dans le commerce en magasin, et 6 dans les petits commerces.
On pourrait alors s’attendre à ce que les pouvoirs publics soutiennent les petits commerçants. Leur rôle n’est-il pas de corriger les inégalités provoquées par le tout-puissant marché pour assurer une continuité de l’activité économique de tous ? Il n’en est rien.
Les politiques poursuivies par les gouvernements Macron ont privilégié l’essor des GAFAM et des grandes enseignes au détriment du commerce : on donne plus à ceux qui ont déjà tout.
• Une concurrence déloyale des gros sur les petits
Aujourd’hui, les pressions pesant sur les petits commerçants sont nombreuses.
Les loyers ne cessent d’augmenter, renforcés par la pression d’acteurs surpuissants économiquement qui investissent les centres-ville. La location commerciale peut atteindre 400€ à 1000€ le mètre-carré, comme dans la rue Alsace-Lorraine. Certains bailleurs demandent également des dépôts de garantie équivalents jusqu’à 6 mois de loyer, ce qui empêche les petits commerçants de s’installer. La mairie décide alors de vendre au plus offrant, quitte à dénaturer le paysage de la ville au profit des seules enseignes multimillionnaires.
Dans le reste de la ville, l’explosion des factures d’énergie a poussé plusieurs commerçants à mettre la clef sous la porte, notamment dans les boulangeries et plus largement le commerce de bouche, un phénomène accéléré par la nécessité de rembourser les prêts garantis par l’État (PGE) à la sortie de la crise sanitaire.
À Toulouse où l’on compte entre 12 000 et 16 000 commerces, soit 22% des entreprises, l’année 2023 a vu 230 liquidations. Une fermeture sur cinq concerne un commerce. Le Président du tribunal de commerce de Toulouse, Philippe Dedieu, explique cette situation par la concurrence des plateformes en ligne et l’impact de l’inflation.
Malgré ses déclarations soi-disant en faveur des petits commerces, M. Moudenc est resté passif. Pire, il encourage l’implantation de grandes enseignes comme avec la Tour d’Occitanie où 2000 m² vont être octroyés à ces dernières. On se souvient également des moyens de la mairie mis à disposition de la fast-fashion antisociale et écocide, bloquant les rues pour permettre l’accès au magasin éphémère Shein.
Même la réglementation municipale est mise au profit des plus gros. Depuis le 1er janvier, les commerçants de Toulouse doivent justifier d’assises intérieures pour obtenir une autorisation de terrasse. Comprendre : si vous avez l’argent pour acheter un espace suffisamment grand et y mettre des chaises en intérieur, alors vous pourrez aussi en mettre en extérieur. Si votre budget ne permet pas d’avoir un grand espace intérieur, vous n’aurez pas le droit d’utiliser l’extérieur. C’est absurde.
Cette pression différenciée s’applique aussi à l’impôt : les acteurs du commerce de proximité sont d’autant plus démunis qu’ils sont redevables d’une fiscalité importante, à laquelle n’est pas assujetti le e-commerce qui leur vole déjà une partie de leur activité.
Enfin, il y a un véritable enjeu écologique et de pouvoir d’achat dans la défense du commerce de proximité. Les mutations du commerce ont indéniablement des conséquences destructrices sur l’étalement urbain et les constructions neuves. Par exemple, la construction d’entrepôts de stockage destinés au commerce électronique consomme énormément de foncier, à l’heure où la consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers doit être méticuleusement contrôlée en vertu des dispositions relatives au Zéro Artificialisation Nette (ZAN).
• Quelles solutions amener ?
Face aux interpellations que nous avons menées avec Uriel et Natacha, la municipalité a répondu par l’inaction, rejetant la faute sur la législation. Il est vrai que celle-ci est incomplète et permet à plusieurs acteurs de grandes enseignes et du e-commerce de continuer à passer entre les mailles du filet. C’est pourquoi nous avons, avec ma collègue Alma Dufour et grâce au concours non-négligeable de Sébastien Rome, déposé une proposition de loi visant à pallier ces défauts.
Celle-ci vise à :
1. abaisser les seuils de surface à partir desquels une autorisation administrative devient obligatoire pour les nouveaux projets commerciaux, y compris les entrepôts logistiques, afin de limiter leur impact sur les commerces de proximité ;
2. étendre la capacité des pouvoirs locaux, principalement des maires et commissions départementales, à réguler l’implantation des grandes chaînes commerciales et de restauration ;
3. encadrer les loyers commerciaux en créant un observatoire local des loyers, et plafonner leur augmentation pour préserver l’accessibilité des emplacements aux petits commerces ;
4. soutenir le commerce de proximité par la mise en place d’une coopérative publique d’appui aux commerces locaux et l’instauration d’une taxation équitable du e-commerce pour rétablir une concurrence loyale.
Cette loi donne ainsi plus de marge de manœuvre aux échelons locaux pour autoriser ou non les installations commerciales, d’une manière qui soit adaptée à la connaissance des territoires. Les alliés de M. Moudenc seront ainsi en pleine capacité de réguler l’installation des grandes surfaces auxquelles ils privilégieront, nous l’attendons, l’installation de petits commerces. Ces-derniers bénéficieront du rétablissement d’une fiscalité plus juste et d’un encadrement des loyers minoré pour nos commerces essentiels.
Il n’est pas trop tard pour sauvegarder le lien des Français.es à leurs commerces. Nous espérons défendre les Toulousain.e.s en dotant les acteurs locaux des outils légaux pour protéger notre ville et faire perdurer l’identité de ses quartiers, la fibre sociale qui l’anime, et la fierté de notre localité.
Cette loi demandée par de nombreux citoyens pourra faciliter l’activité de nos commerçants et mieux répartir la charge qui leur pèse. Elle pourra également répondre aux demandes des élus municipaux toulousains, qui expliquaient ne pas disposer des outils légaux adaptés pour protéger le commerce à Toulouse. J’attends donc qu’ils se saisissent de cette proposition de loi et de ses dispositions.
Monsieur Jean-François Portarrieu n’a pour l’instant pas souhaité me soutenir avec sa casquette de député, malgré mes propositions pour porter cette loi de manière transpartisane. Espérons alors qu’il use de sa casquette de conseiller municipal allié de Jean-Luc Moudenc pour s’en saisir une fois que le texte aura été adopté et qu’il aura rendu possible l’accomplissement du travail nécessaire à Toulouse.