Jusqu’ici La Meinau c’était surtout un stade de foot que faisait vibrer des joueurs qui ont le parfum de mon enfance et des vignettes panini : Alexander Mostovoï, Pascal Nouma, Marc Keller.
Pourtant la Meinau n’est pas qu’un stade de foot, c’est aussi et surtout un quartier populaire de Strasbourg où je me suis rendu le 20 avril dernier à l’invitation de mon collègue Emmanuel Fernandes, avec qui je siège en Commission Défense, oui attention ça rigole pas.
Nous sommes jeudi, et c’est jour de marché, beaucoup de monde le long des étales. Le quartier, sa dimension, ses immeubles, son marché me font vraiment penser à celui de Bagatelle à Toulouse qui est l’un de ceux du Mirail.
C’est dans cet environnement familier que je vais rencontrer des habitants, y compris des militants d’associations de locataires dont Hmida Boutghata qui a fondé l’association de locataires strasbourgeoise ALIS. Devant le très beau jardin inter-religieux qui fait la particularité de la Meinau nous échangeons avec Hmida et Emmanuel les limites de l’ANRU, qui font écho à celles rencontrées dans d’autres quartiers. Des gens qui doivent quitter leur quartier mais sans avoir de garantie sur le loyer ou la taille de leur futur logement.
La démolition d’immeubles de grande taille remplacé par des plus petits marqués par la résidentialisation, procédé urbanistique sur lequel je reviendrai dans un prochaine billet. Un autre problème que j’avais observé à Villiers-Le-Bel lors de ma visite avec Carlos Martens-Bilongo c’est le travail bâclé au niveau des travaux dans beaucoup de nouveaux bâtiments. Les grosses sociétés du BTP sont parfois peu regardantes de la qualité du bâti et la puissance publique semble être défaillante à faire respecter ces travaux.
Pour autant dans ce billet, je vais surtout vous livrer l’échange que j’ai eu avec deux élus de la ville et de la Métropole strasbourgeoise ( attention on parle d’Eurométropole à Strasbourg). Nathalie Jampoc-Bertrand, adjointe de la commune de Schiltigheim et Vice-Présidente de l’Eurométropole pour le Renouvellement urbain, Benjamin Soulet est lui adjoint à l’Equité territoriale et la « politique de la ville » de la municipalité de Strasbourg.
Un entretien très riche où l’on apprend que finalement l’ANRU et la rénovation urbaine sont quand même un peu machistes.
« François Piquemal : Avant d’être député, j’ai été militant au Droit Au Logement pendant 10 ans où j’ai été amené à m’intéresser de près à la rénovation urbaine. Il se trouve que cette année on fête ou l’on commémore c’est selon, les 20 ans de l’ANRU, l’Agence Nationale de la Rénovation Urbaine.
A cette occasion nous avons entamé un travail avec mon collègue Charles Fournier, député EELV-Nupes de Tours, qui lui va travailler particulièrement à la démocratisation de l’ANRU. De mon côté je m’intéresse surtout au bilan dans tout ce que l’ANRU a pu toucher sur les questions de droit à la ville.
C’est comme cela que nous avons lancé la campagne Allo ANRU avec mes collègues pour avoir selon les endroits des retours des habitants, associations, élus. Nous espérons pouvoir continuer ce travail en obtenant une mission d’information à la Délégation de la Collectivité Territoriale.
Je suis donc très content de pouvoir vous rencontrer et j’ai une première question simple : comment vous faites en tant qu’élus locaux avec l’ANRU ?
Nathalie Jampoc-Bertrand : Moi j’ai une première question, tu dis est ce qu’il faut le fêter ou le commémorer ? Pourquoi tu nous dis ça ? Nous on est élus sur la politique de la ville depuis 2020, donc c’est des programmes dont on hérite dont les conventions ont été signées en mars alors qu’on arrive en juillet. C’est aussi comment tu t’empares de cet héritage dans les marges de manoeuvre très contraintes de l’agence, comment tu l’optimises en fonction des priorités de ton mandat. Pour nous aussi c’est un questionnement, c’est pour ça que je te questionne en retour.
François Piquemal : Si on fait un historique sur la rénovation urbaine, c’est quelque chose qui a quasiment toujours existé. Au sortir de l’après-guerre deux visions vont néanmoins se faire face. Celle de droite qui tend à faire accéder à la propriété massivement, et celle de gauche qui vise à l’équilibre de logements sociaux à l’échelle des communes qui donneront la SRU, et un dernier reliquat avec la loi Alur.
Cependant un consensus se crée petit à petit chez les décideurs politiques qui est d’associer la question des grands ensembles à celle de la mixité sociale et finalement l’ANRU vient synthétiser cela sous l’impulsion de Jean-Louis Borloo. Dans les objectifs attendus il y a la résorption de la paupérisation des quartiers par des programmes d’urbanisme de démolition/reconstruction permettant de requalifier les quartiers et d’amener une mixité sociale qui aiderait tout à chacun à vivre dans des quartiers de meilleure qualité.
Pour ma part je dis « fêter » un peu ironiquement, car le bilan semble plutôt critique, car dans les quartiers où je me rends quand je pose les questions suivantes : y a-t-il moins de précarité, moins d’insécurité ? Davantage de services publics ? les réponses sont très généralement négatives. Les problèmes n’ont pas disparu depuis 20 ans ou alors ils ont été déplacés dans un autre quartier. Pour autant ce que je peux observer tout de même c’est que l’ANRU peut être vécu de manière différente par les habitants concernés.
Benjamin Soulet : Pour réagir, je suis géographe de formation et longtemps j’ai travaillé à la Ville pour diagnostiquer ces inégalités entre quartier et désormais j’ai une casquette d’élu à la politique de la ville mais plus largement à l’équité territoriale.
Je tiens à cette délégation car elle part d’un constat, lorsque l’on a construit la campagne électorale, que l’on a un territoire strasbourgeois avec d’énormes inégalités et des enjeux sociaux énormes. On croit souvent que Strasbourg est une ville riche mais on a 26% de taux de pauvreté, on a des écarts entre quartiers de 1 à 20 dans l’accès aux études supérieures, de 1 à 7 entre revenu fiscal, et en plus des gens qui concentrent des difficultés socio-économiques, dans des quartiers sous-dotés en service public, en matière de mobilité.
Emmanuel Fernandes : Sur ma circonscription c’est un jeune sur trois en dessous du seuil de pauvreté.
Benjamin Soulet : On s’est dit qu’à partir de ce constat on avait quelque chose à faire, mais eu delà de la politique de la ville et dans un effet d’entraînement. Mon rôle c’est qu’avec tous mes collègues on réoriente nos investissements, on a territorialisé notre plan pluriannuel d’investissement en regardant les 15 années dernières années.
Par exemple, le quartier Elsau c’était 3 millions d’euros d’investissement, un quartier riche comme Robertsau c’était 24 millions d’euro. Des écarts de 1 à 8 par habitant dans la même ville. Avant il n’y avait pas de lecture d’équilibre à l’échelle communale. Pour nous l’équité territoriale ne doit pas être cantonnée aux crédits spécifiques de la politique de la ville ou de l’ANRU, mais doit se traduire dans toutes les politiques. L’ANRU doit être vue comme une brique d’une action globale, car le seul ANRU ne répondra jamais aux enjeux de ces territoires-là.
L’ANRU a été pensé dans un cadre spécifique, qui n’a plus cours aujourd’hui.
L’idée c’était de démolir des immeubles qui avaient un dysfonctionnement social ou urbain. Selon moi on devrait se concentrer sur des vrais dysfonctionnement et non des réflexions du type « on va démolir ce bâtiment parce que ça va permettre une ouverture architecturale derrière l’école ». Il faut revenir vers le quotidien, la gestion urbaine de proximité, pas que le logement mais tous les équipements. On se dit souvent avec Nathalie sur des choses concrètes : on a la question de la lutte sur les déchets, la prolifération des rats par exemple.
Le vrai ANRU quelque part c’est de faire du logement social à l’Orangerie, le quartier le plus aisé de Strasbourg là où il y en a 0%, c’est de l’ANRU inversé. Il faut aussi interroger l’attribution des logements sociaux dans un meilleur équilibre du territoire.
Nathalie Jampoc-Bertrand : Souvent on parle de l’ANRU car c’est la partie la plus visible de la politique de la ville. L’ANRU c’est peut-être l’opportunité de faire ensemble, et pas seulement de la rénovation du bâti, mais travailler sur les équipements dans leur ensemble, et ça je trouve que la ville de Strasbourg a bien misé là-dessus : des écoles de qualité, redensifier les équipements. Tout ça c’est un bilan positif de la modification du cadre de vie, redynamiser les commerces de proximité. Penser le quartier résidentiel tel qu’il doit être avec des services de proximité, une mairie de quartier qui fonctionne, des maisons de santé, un centre médico-social. Réinvestir la partie service public, faire la ville ensemble.
Dans les années 60 on construit, dans les années 2000 on démolit avec l’ANRU, et sans doute la vérité se niche t-elle ailleurs, et sans vouloir en faire une vision genrée, c’est quand même une histoire d’hommes : c’est des grands architectes qui vont penser la ville mais pas le quotidien.
Or le quotidien repose majoritairement sur les femmes, et on ne retrouve pas ça dans l’urbanisme. On dit aujourd’hui qu’il faut des espaces où hommes et femmes se sentent en sécurité mais qui les pensent ces espaces ? En majorité ils l’ont été par des hommes, pour des hommes. Penser l’ANRU à l’aune du quotidien ce serait le penser pour les habitants et les habitantes. Il faut repenser l’ANRU aujourd’hui à l’aune d’un autre état du monde, y compris du point de vue environnemental.
Ce que je trouve intéressant avec l’ANRU c’est le levier que l’on a de transformation. On a vu comment on vit le quartier l’été, avec la chaleur. Avec l’ANRU on a quand même des leviers pour agir là-dessus, plus que dans les budgets communs du reste de la ville. On a travaillé avec une association qui s’appelle Urban Water: comment on infiltre mieux l’eau dans les quartiers, comment on déconnecte les eaux usées pour les réinvestir directement dans le sol. Il y a des choses qui sont accélératrices grâce au financement de l’ANRU si tu le souhaites. Idem pour les enjeux éducatifs et de participation.
Sur cette dernière question nous on ne veut pas juste faire parler les gens, ils faut qu’on soit en capacité de répondre à leurs attentes, ce que disait Benjamin : on peut avoir les meilleurs plans de la rénovation urbaine si la capacité des bailleurs se heurte au quotidien : rats, punaises de lits, poubelles qui débordent, ça ne va pas.
Il faut sortir de cette posture très forte des architectes et des urbanistes qui dessineraient la ville pour descendre dans le quotidien des gens. Voilà un des enjeux de l’ANRU, la proximité, le cadre de vie au quotidien, les îlots de fraîcheur, le vieillissement de la population, et la place des jeunes dans la ville. Ce jeune qu’on veut partout mais pas en dessous de chez soi.
Benjamin Soulet: l’ANRU c’est un objectif de rééquilibrage des déséquilibres urbains mais en rien une lutte contre la question de la pauvreté.
Nathalie Jamboc-Bertrand : Il faut questionner la fatalité urbaine. Un quartier riche l’est t-il pour toujours ? La rénovation urbaine c’est un de ces outils de ce questionnement.
François Piquemal : Quand vous arrivez aux affaires, vous me dites que les programmes ANRU étaient déjà lancés, avez-vous pu les renégocier ou en relancer de nouveaux ?
Nathalie Jamboc-Bertrand : Oui on a renégocié pour avoir plus de financement des équipements publics : écoles, gymnases. On a répondu à des appels à projet « Cités fertiles » pour de l’agriculture urbaine, on a été choisi dans « Quartier Résilient » sur la question de l’eau. On a obtenu des aides à la pierre, et comment on optimise au niveau des bailleurs excellence en rénovation thermique, les balcons, la qualité de l’habitat.
Benjamin Soulet : On co-pilote deux cités éducatives et une cité de l’emploi où on est partenaire également.
François Piquemal : Comment s’est déroulée la renégociation, cela a été compliqué?
Nathalie Jamboc-Bertrand : Non ça ne l’a pas été, c’était avant l’inflation il faut dire. Alors qu’aujourd’hui on voit les effets du Covid et de l’inflation on sent que la machine est en train de se gripper. Est-ce que l’on continue à avoir des programmes ambitieux pour les quartiers populaires dans un contexte compliqué ?
La rénovation d’un appartement a pris 25% au niveau du prix, alors qu’on a beaucoup de logements qui sont des passoires. L’isolation phonique est aussi un sujet important.
La qualité de l’habitat est aussi exangüe à cause du manque de moyens du secteur HLM.
Benjamin Soulet : C’est vrai que Paris a une oreille attentive vis-à-vis de l’Eurométropole de Strasbourg car on a une bonne image de projets de qualité, de tenir les calendriers, d’être ambitieux et on a une culture du territoire au sein de l’administration. L’ANRU c’est 1 milliard d’euros, c’est le plus grand projet urbain de l’Eurométropole et il faut qu’il soit porté au sein de la « maison ».
Maintenant on a une équipe structurée, avec des moyens humains, et ça ça peut varier d’une agglo à l’autre. Il faut que ce soit porté en interne dans la municipalité et la métropole. Cela nous permet de bien planifier et d’éviter d’avoir des mauvaises surprises au niveau des autres services.
L’important c’est aussi comment on fait avec les habitants. Y compris ceux qui veulent rester dans leur territoire mais souhaitent avoir une ascension résidentielle dans celui-ci. Parfois il y a une injonction aux habitants à participer que n’auraient pas ceux d’autres quartiers.
On transforme ces quartiers avec eux donc on est redevable. A Strasbourg on a essayé d’innover sur les assemblées de quartier, avec des formats d’ateliers, mais on a les injonctions du cadre national : « on a nos Conseils Citoyens », alors que nous on nos instances, on a une direction de la participation citoyenne, on a 20 assemblées de quartier sur la ville, et on a du mal à articuler avec les attendus étatiques.
Emmanuel Fernandes: On a eu des gens qui nous ont fait part de leurs inquiétudes : « je dois quitter le quartier, mais je ne sais pas où je vais aller. » « Est-ce que ça va être plus cher ? » « Aussi grand ? » « Y aura-t-il un médecin dans le secteur ? »
Comment vous traiter concrètement ces demandes ?
Nathalie Jamboc-Bertrand : On a une maîtrise d’œuvre sociale et urbaine avec une enquête sociale. En gros 70% des gens veulent rester dans le quartier, et globalement ça marchait jusque-là. La difficulté c’est qu’avec l’inflation les gens vont avoir moins envie de déménager, on va avoir un taux de vacance moins important qu’avant la crise.
Souvent ce qui est compliqué c’est pour les personnes âgées qui ont leurs vies dans le quartier, ensuite on examine aussi le reste à vivre.Dans les réattributions on a des expérimentations sur le fait qu’il y ait une chambre pour les grands parents.
François Piquemal : Est-ce que les nouveaux immeubles d’accession à la propriété qui doivent contribuer à la mixité sociale dans les quartiers fonctionnent ?
Emmanuel Fernandes : C’est une question : la dernière fois dans ma permanence un des habitants qui y vit m’a expliqué qu’il voulait partir mais il n’arrive pas à revendre car les prix de l’immobilier ont baissé. Il a l’impression de s’être fait avoir car on lui avait dit que le quartier allait changer, devenir attractif et ça n’a pas été le cas.
Benjamin Soulet : Nous on fait de enquêtes auprès des habitants qui sont dans le nouvel habitat privé, les résultats étaient plus positifs, mais il s’agit vraiment du temps long.
Les immeubles ont été vite remplis mais très vite s’est posé la question de savoir d’où venaient ces habitants ? En fait il y a deux catégories comme on l’a observé dans le quartier du Neuhoff.
Là bas il y avait même un immeuble où ils s’appelaient « Les Portes du Neuhoff », comme si on y est mais pas vraiment. Et ces gens venus d’ailleurs ne mettaient pas leurs enfants à l’école, ne faisaient pas leurs courses dans le quartier, n’allaient pas dans les équipements culturels du quartier. Ils allaient à La Poste au mieux.
L’autre catégorie venait du Neuhoff même et avait une ascension résidentielle, eux ils s’y sentaient très bien.
On a une enquête statistique, au Neuhoff depuis le début du renouvellement urbain il y a eu +15 points de cadres et professions intermédiaires, et tu vois par contre que dans le collège Solignac qui l’indicateur de position sociale le plus bas de tout le département on est toujours à 1%. C’est-à-dire que les gens CSP+ qui sont venus habiter là, placent leurs enfants ailleurs et du coup il n’y a pas une co-évolution entre la diversité sociale du quartier et de l’établissement scolaire.
Pour moi c’est un marqueur du fait que l’espace public, le quartier n’est pas encore assez attractif. Cela montre que ces changements se font sur le temps long.
Nathalie Jamboc-Bertrand : Les images elles sont dures pour certains quartiers. Sur la Meinau on a observé qu’il y avait peu d’évitement scolaire dans le primaire mais plus dans le collège.
Si on veut que les gens mettent leurs enfants, il faut des projets éducatifs forts, d’excellence musique, de langue, et donc un engagement de l’Education Nationale très fort.
Benjamin Soulet : C’est à travers les équipements que le lien entre les gens peut se faire. Par exemple à l’Elsau on a acheté 1000 m², injecté 250 000 euros de la Métropole pour permettre l’installation d’un supermarché pour 2024, avec une boulangerie à côté, une maison urbaine de santé, une maison de service au public où l’on investit 5,3 millions d’euros pour réunir tous les services publics du quartier, agrandir la médiathèque, un espace France Service.
Nathalie Jamboc-Bertrand : Cela revient à ce que l’on disait : l’ANRU c’est un levier, ce n’est pas l’alpha et l’oméga de la politique de la ville. Quand tu parlais de mixité sociale, ici il y a une telle tension au niveau du foncier que globalement les logements trouvent leurs acquéreurs, la machine est grippée quand même depuis 9 mois car les banques ne prêtent plus.
On doit aussi renégocier avec les communes de deuxième couronne pour qu’elles aillent vraiment sur la SRU, dans les contrats de mixité sociale, mais après les familles il faut qu’elles puissent vivre là-bas, il faut qu’il y ait des équipements, la cantine à 1 euro, un collège à proximité, il faut pas que ce soit plus d’inégalité pour les gens et que la facture soit plus chère. Donc cette question de l’aménagement du territoire est cruciale.