Une ville d’où l’on voit les étoiles

J’ai récemment profité de quelques jours durant les vacances de la Toussaint pour partir m’oxygéner en Aveyron, non loin du Larzac. À chaque fois que je quitte Toulouse pour une zone moins urbaine, une des choses qui me frappe est la présence des étoiles. Ces lieux deviennent des réserves nocturnes d’astres, à l’inverse de nos grandes villes, Toulouse y compris.

Quel paradoxe pour la ville de l’aérospatial, qui possède une Société d’Astronomie Populaire très active avec l’Observatoire de Jolimont, de ne pouvoir contempler que si peu d’étoiles lorsque nos yeux se dirigent vers le ciel de nos nuits !

Ce phénomène n’est certes pas propre à Toulouse, il est global. Selon le New World Atlas of Artificial Night Sky Brightness, en Europe et aux États-Unis, quelque 99 % de la population vit sous un ciel nocturne orangé, où les étoiles s’éteignent… Comme le dit Travis Longcore, spécialiste de l’écologie urbaine et dont les travaux portent sur les moyens de calculer l’ « illuminance horizontale » (comment la lumière artificielle est réfléchie par les nuages et le sol selon les conditions météorologiques) : « Quelle chose horrible pour nous, en tant qu’espèce, de vivre dans un crépuscule permanent et de ne jamais être en mesure de voir les étoiles ». Selon une version mise à jour de l’Atlas mondial de la pollution lumineuse, publiée en juin 2016 dans Sciences Advances, 60 % des Européens et 80 % des Américains ne peuvent plus voir la Voie lactée à l’œil nu…

Lentement mais sûrement, la pollution lumineuse dévore le ciel nocturne, si bien qu’il devient de plus en plus compliqué de distinguer la nuée blanche de la Voie lactée et ses milliers d’étoiles. Cette pollution provient de sources diverses d’éclairage artificiel : lampadaires, enseignes lumineuses des magasins, spots des hangars industriels, pylônes des stades… Nous pouvons observer dans le ciel un halo orangé, qui n’est pas le reflet de nos briques foraines, mais le réceptacle des rayons lumineux qui se réfléchissent sur les gouttes d’eau, ou la pollution contenue dans l’air, amenuisant l’éclat d’ébène de nos nuits, et par là même celui des étoiles.

Cette pollution lumineuse n’est pas qu’une question esthétique, elle est un problème environnemental et de santé. En effet, le cycle de notre sommeil en est affecté. Ce dernier, appelé aussi cycle circadien, très précis, régule les niveaux de nos hormones, la température de notre corps, l’activité cérébrale et tout un ensemble de fonctions physiologiques qui s’appuient sur les variations de la lumière. On comprend dès lors l’impact que peuvent avoir les lumières artificielles sur nos organismes, à l’heure où les équipements lumineux des villes modernes se composent de plus en plus d’éclairages à LED, situés dans les mêmes fréquences lumineuses que la lumière bleutée de nos écrans d’ordinateurs, des téléviseurs ou des téléphones. Une lumière qui selon plusieurs études perturbe la sécrétion de mélatonine, l’hormone qui prépare notre corps au sommeil. Les troubles du sommeil peuvent avoir des liens avec le diabète et l’augmentation des risques de cancers du sein et de la prostate.

La pollution lumineuse n’est pas que le tombeau de nos cycles de sommeil, elle est aussi celui des lucioles. Ainsi, des scientifiques ont mis au jour qu’elle impactait la reproduction de certains animaux, dont celle des lucioles. Ces coléoptères offrent un autre type de lumière, plus fragile, que les lucioles mâles ne perçoivent plus chez les lucioles femelles.

La lumière artificielle affecte en réalité tous les êtres vivants, comme l’indique Jean-Philippe Siblet, directeur du Service du patrimoine naturel au Muséum d’Histoire naturelle de La Réunion : « Elle ne fait pas que modifier l’environnement nocturne, elle altère les cycles journaliers et saisonniers. » Elle oblige aussi plusieurs espèces de mammifères à mener une vie décalée pour tenter de retrouver un peu d’obscurité. Le comportement de 62 d’entre elles, sur toute la planète, a été l’objet de 76 études, synthétisées dans la revue américaine Science, le 15 juin dernier. Résultat : en vingt-cinq ans, leur part de vie nocturne a augmenté de 36 % en moyenne. Le monde végétal est également concerné. Ses mécanismes utilisant naturellement la lumière, comme la photosynthèse et la pousse, peuvent varier en vitesse ou se retrouver en décalage par rapport aux saisons.

Les chercheurs savent dorénavant mesurer cette pollution lumineuse et la cartographier. Le constat est très inquiétant puisqu’en France 90 % du territoire est affecté par celle-ci.

Alors que faire ? Accepter que la situation se détériore encore et que la luminosité des étoiles devienne une ressource rare et inaccessible au plus grand nombre ? Sanctuariser les rares arpents de ciel préservé ? Ou pire, les laisser devenir la proie de ceux qui spéculent sur tous les biens communs de l’humanité, ici notre univers, livrant, après la guerre de l’accès à l’eau, une guerre de l’accès aux étoiles ?

La question, comme l’indique à juste titre Samuel Challéat, chercheur en géographie de l’environnement à l’université de Toulouse-Jean Jaurès, est aussi culturelle et idéologique : « Jadis, la lumière incarnait l’outil du progrès, du savoir face à l’obscurantisme, contre la peur du noir et son insécurité. Or ce marqueur de l’activité humaine est maintenant considéré comme une gêne, voire une pollution dégradant l’environnement. »  

Face à ce défi, un des collectifs en pointe est l’Association Nationale pour la Protection du Ciel et de l’Environnement Nocturnes (ANPCEN). En décembre dernier il a obtenu du gouvernement, après un recours devant le Conseil d’État, de nouvelles mesures qui complètent celles annoncées dans un arrêté de 2013 pour réguler l’éclairage nocturne des bâtiments non résidentiels (vitrines, façades et bureaux non-occupés). Ces mesures restent néanmoins insuffisantes car non accompagnées d’un réel plan d’action. Une habitude pour un gouvernement qui ne prend pas en compte de manière conséquente la question environnementale. Ici, c’est finalement du côté des communes que se trouvent les alternatives et les bonnes volontés. 12 000 d’entre elles pratiquent déjà une extinction lumineuse en milieu de nuit et 574 sont labellisées « Villes ou villages étoilés » par l’association. Ce label, valable quatre ans, récompense les communes engagées dans des démarches volontaristes d’amélioration de la qualité de l’environnement nocturne. Qu’en est-il à Toulouse ?

Récemment, l’association France Nature Environnement (FNE) Midi-Pyrénées y a mené plusieurs observations pour évaluer le nombre de commerces restants allumés entre 1 h et 7 h du matin sans activité et participant ainsi à la pollution lumineuse. En 2017, elle avait enregistré 92 commerces dont la vitrine était illuminée entre 1 h et 7 h du matin dans 27 rues de l’hyper-centre toulousain. La FNE a relancé l’opération le samedi 1er juin dernier  avec l’aide des mouvements Action Non-Violente COP21 et Youth For Climate Toulouse afin de faire un constat de la situation deux ans après la précédente maraude. Sur 97 rues parcourues, 361 commerces avaient leur vitrine allumée entre 1 h et 7 h du matin. Un chiffre encore important, alors qu’un décret oblige les commerces à éteindre leur vitrine de 1 h à 6 h du matin. Cela révèle la nécessité de sensibiliser les commerçant-e-s mais aussi de montrer l’exemple en tant que collectivité publique.

On peut s’inspirer de Saumur. Cette commune de 27 000 habitants s’efforce depuis 2007 de n’éclairer la ville que lorsque cela s’avère réellement nécessaire : l’éclairage public y est éteint à partir de 1 h du matin (dès 23 h dans les parties rurales et sur certains axes routiers) jusqu’à 6 h. L’éclairage des monuments historiques est également limité à la période estivale. À la clé ce sont de nombreux bénéfices, tant sur le plan environnemental qu’économique : ces mesures auraient permis de diminuer la consommation énergétique des services publics de la ville de 50 %, soit une économie de plus de 80 000 euros par an, selon Anne-Marie Ducroux de l’ANPCEN, et ce, sans noter d’accroissement de la criminalité, argument régulièrement invoqué contre les mesures d’extinction de l’éclairage.

À Toulouse, selon l’astrophysicien toulousain Sébastien Vauclair, qui a donné une conférence passionnante en juin dernier au Quai des Savoirs sur le sujet, les collectivités locales dépensent en éclairage nocturne l’équivalent de 41 % de la facture de l’éclairage public. Selon son calcul cela représente près de 4 millions d’euros par an pour la ville de Toulouse.

Alors quel ciel nocturne voulons-nous pour notre ville ? Toujours d’après Sébastien Vauclair, « quelqu’un qui a une vue normale peut observer jusqu’à 2 000 étoiles la nuit. Avec le halo lumineux qui recouvre la ville de Toulouse, on peut à peine en distinguer plus d’une quinzaine ». Quelle voûte céleste allons-nous laisser aux générations futures ? Vivront-elles dans la nostalgie de la lumière des étoiles ? Ne verront-elles la nuée blanche de la Voie lactée qu’à travers des films aussi merveilleux que celui de Patricio Guzman ? L’imagineront-elles dans les pages des livres d’un Auguste Blanqui qui ne supportait sa condition carcérale que par l’éternité qu’il trouvait dans les astres ?

Regarder les étoiles, les voir, y accéder, pose en réalité la question des modes de consommation de nos villes, de la préservation de l’environnement mais aussi celle de notre patrimoine humain et universel. Celui des premiers peuples cherchant leur étoile polaire pour se repérer et avancer, celui de l’histoire philosophique, poétique, artistique, scientifique.

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