Où il est question de Christophe Colomb, d’une halle et d’un truc curieux appelé la résidentialisation.
Les quartiers que nous visitions au cours de notre tournée Allo Anru ont parfois des noms étonnants ou évocateurs. Nous voici dans celui des Navigateurs, à 20 000 lieues de la mer pourtant pour le dire comme la très belle chanson du groupe La Rumeur, mais qui a donné à ses immeubles des noms navigateurs, explorateurs des « Grandes Découvertes », Christophe Colomb. Marqueur d’une autre époque où l’Histoire globale ou connectée était ignorée. Une époque où appeler un ensemble d’immeubles par des noms uniquement masculins était la norme.
Les Navigateurs donc, Choisy-Le-Roi, Val de Marne dans la circonscription de ma collègue LFI-Nupes Clémence Guetté qui m’y accueille avec les militants locaux. Le quartier a été bâti en 1962, dans le courant des grands ensembles qui ont parsemé le pays. Il fallait reloger ceux mal-logés après la Seconde Guerre Mondiale, ceux venus d’Afrique du Nord et d’ailleurs encore. Classique.
Le quartier a été visité en 2020 par la Ministre du Logement de l’époque Mme Wargon et présenté comme un modèle de renouvellement urbain à l’époque[1]. De quoi aller voir de plus près.
Choisy-Le-Roi est une ville qui a bénéficié du communisme municipal jusqu’à 2020 où la ville est passée à droite. Le premier ANRU arrivé au début des années 2000 a été effectué selon les habitants présents avec une concertation sérieuse. Celle-ci semblait avoir l’assentiment de la population, et même si cela ne peut être exhaustif, les habitants que je rencontre sont beaucoup ceux qui vivaient dans les logements démolis suite au premier ANRU, ce qui n’est pas tout le temps le cas des autres quartiers visités et montre que leurs vœux de rester a été certainement respecté.
Malgré le premier ANRU, le quartier est concerné par l’ANRU 2 (le NPNRU). Le site de la Mairie de Choisy nous informe ainsi que si le bâtiment Christophe Colomb sera réhabilité, ceux de Champlain impair et Cartier seront eux démolis (190 logements au total). Quant à ceux de Magellan, Champlain pair, Cavalier de La Salle et Dumont d’Urville « la réflexion est en cours »[2]. Cette expectative sur le devenir des bâtiments concernés par la rénovation urbaine est souvent de mise et plonge partout les habitants dans l’incertitude de leur installation dans leur logement, mais aussi dans leur quartier et dans leur ville. Une sorte de déterritorialisation par un horizon incertain, qui s’ajoute à celle des conditions de salariat d’aujourd’hui, que l’ANRU fait aussi peser souvent sur les habitants.
Ces projets de rénovations visent plusieurs objectifs dont celui de « renforcer les commerces et activités » toujours selon la Mairie de Choisy. Sur la place où nous nous trouvons avec les militants et Clémence, une grand halle marchande, construite il y a peu symbolise cette volonté.
Problème : lorsqu’avec Clémence nous interrogeons les habitants pour savoir si ces halles fonctionnent et sont utilisées, beaucoup d’entre eux nous répondent par la négative. En effet, les halles ne reçoivent que peu de commerçants, sont ouvertes tout au plus deux jours par semaine et les prix appliqués y sont souvent trop élevés. Résultat : c’est le Lidl qui a ouvert récemment qui se taille ici la part du lion. Ces halles sont l’exemple d’un équipement pensé pour faire venir une population plus aisée que celle vivant dans le quartier mais qui échoue à fonctionner dans et en dehors du quartier. C’est aussi une des impasses de la mixité sociale annoncée par les collectivités qui se traduit dans l’offre commerciale et les politiques de logement. Ici la Mairie de Choisy qui explique « proposer de nouveaux logements sociaux à louer et permettre l’accession à la propriété à coût maîtrisé pour favoriser la mixité. ». Sauf que si des logements à l’accession sont bien présents, une part non négligeable d’entre eux a été acheté par des investisseurs locatifs, et les petits propriétaires occupants que je rencontre se plaignent de la dégradation des immeubles qui ont pourtant moins de dix ans.
Ces immeubles sont intéressants car ils ressemblent à tant d’autres vus durant notre tournée. Ils sont la traduction d’un autre objectif affiché par la Mairie de Choisy qui est de « concevoir un urbanisme à échelle humaine ». Cette volonté, derrière laquelle on conviendra que l’on peut mettre tout et n’importe quoi, s’incarne par un certain nombre d’immeubles qui nous entourent sur la place. Fini les grands immeubles aux noms de navigateurs, en voici qui ne dépassent pas les 4 ou 5 étages.
Ces immeubles sont archétypaux de cette mode urbanistique que l’on retrouve dans de nombreux quartiers de la rénovation urbaine : la résidentialisation. Celle-ci avec ses immeubles bardés de barrières et de digicodes vise à donner l’impression aux habitants que leur habitat est mieux contrôlé, tout comme d’ailleurs l’espace public. C’est une réponse urbanistique à la question de l’insécurité qui était charriée par l’ANRU.
En effet souvenons-nous que l’ANRU avait plusieurs objectifs dont celui de changer l’image des quartiers, et dans cette image celle de lieux dits de « non-droits » et leurs épisodes de « violences urbaines » y étant souvent associés.
La chercheuse Camille Gosselin l’explique très bien dans un article paru sur le site internet Métropolitiques[3]. La résidentialisation s’appuie sur le concept de « prévention situationnelle ».
Venu de Grande Bretagne, « il part du principe que la situation, c’est-à-dire le contexte physique et environnemental du délit, est déterminant dans le passage à l’acte du délinquant. En France, sa traduction devient une orientation majeure de la politique de prévention de la délinquance. Elle cible l’architecture et l’aménagement comme facteurs influant sur les comportements déviants et cherche à réduire les vulnérabilités des espaces afin de supprimer les occasions de commission d’actes délictuels. »
Elle explique dans son article que pour le PNRU de l’ANRU la résidentialisation est devenue l’alpha et l’oméga de l’habitat, la taille des bâtiments, leurs structures se veulent des opposés des « grands ensembles ».
Cette politique urbanistique est aussi parfois souhaitée par les habitants eux-mêmes qui voient, tout au moins au début, ces immeubles comme la représentation d’une ascension résidentielle, intermédiaire avec la petite maison individuelle, objectif final de ce parcours. Ils paraissent aussi apporter davantage de sécurité et répondre à un mode de vie plus individuel, moins exposé aux relations et interactions de voisinage à grande échelle.
Pourtant il est légitime de s’interroger sur les effets réels de la résidentialisation sur la sûreté des personnes. Car ces programmes qui se développent partout ne semblent pas endiguer le trafic de drogue par exemple qui a tendance à se mouvoir selon les aménagements du quartier, voire tout simplement à s’implanter dans de nouveaux quartiers.
Des questions résumées de manière limpide par Camille Gosselin : « Avec la résidentialisation et les ESP, la rénovation urbaine participe ainsi à la diffusion en France d’une approche situationnelle de la prévention de la délinquance, en puisant dans ses éléments de doctrine des principes de « l’espace défendable ».
La mise en œuvre de ces principes ne va pourtant pas sans soulever certaines interrogations. D’une part, si cette théorie met les résidents au cœur de la surveillance et du contrôle de leurs quartiers, la rénovation urbaine n’a pas initié de cadre pour soutenir les habitants dans l’appropriation de leurs lieux de vie, ni créé les conditions de leur participation à la surveillance de leurs quartiers.
D’autre part, la prévention situationnelle et sa traduction française dans l’aménagement soulèvent la question de l’évolution des politiques nationales de sécurité. En travaillant principalement sur les manifestations de la délinquance, et non sur ses causes sociales, elle risque, en effet, d’aboutir davantage à une normalisation de l’espace urbain et des modes d’habiter qu’à un traitement en profondeur des enjeux de prévention de la délinquance. »
A Choisy-Le-Roi comme ailleurs, le bilan de la résidentialisation au niveau du bâti, et du bien vivre des habitants mérite, comme l’ANRU, d’être dressé. Dans ses Cahiers de Prison, Gramsci expliquait que le « sens commun » se formait par divers éléments de la société : l’éducation, l’opinion publique, la culture, mais aussi l’urbanisme. Se préoccuper de ce dernier, moins médiatisé que les précédents, c’est aussi se préoccuper de mode d’habiter, et de vivre ensemble.
Nous devons s’atteler à réfléchir dès aujourd’hui celui de demain pour répondre à notre projet de société, l’avenir en commun à l’aune de la planification écologique et d’une politique partant des besoins. Un urbanisme en commun en somme.
[2] https://www.choisyleroi.fr/citoyennete/ambitions-interventions-quartier-navigateurs/
[3] https://metropolitiques.eu/La-renovation-urbaine-et-le-modele.html