François Piquemal

Bande organisée: un hymne giletjauné et créolise?

Une chanson populaire nous en dit parfois plus qu’on ne le pense sur une société et les gens qui y vivent. Le 15 août dernier est sorti « Bande Organisée » un tube où posent huit rappeurs marseillais (Jul, Elams, Houari, Kofs, Naps, SCH, Solda et Soso Maness) issue de la compilation « 13 organisé ». Un album et une chanson mettant en avant Marseille à l’initiative de Jul. Le 10 septembre le titre cumulait près de 20 millions d’écoute depuis sa mise en ligne et le clip sur YouTube compte plus de 100 millions de vues au moment où j’écris ces lignes. Un carton qu’on entend à la volée dans une voiture qui passe, par une fenêtre ouverte ou dans les couloirs des lycées.

La première réaction pourrait être de classer ce titre parmi ceux qui sortent depuis des mois dans le rap français évoquant souvent les mêmes thèmes. Essentiellement celui de la condition de « petit » sur le terrain du trafic de drogue rêvant de fortune, le tout mâtiné parfois d’armes et de sexisme. Le morceau n’échappe pas à ces poncifs, bien que plus rares et emprunts d’auto-dérision comme le montre le clip, mais si on veut bien décider de passer outre, il nous en dit beaucoup sur notre époque. Play.

Tout d’abord il n’est pas anodin que cette ode à Marseille trouve à cet instant une telle audience. Les paroles insistent sur la démarcation avec Paris ou pour être plus précis la « capitale ». Or dans la période de crise sanitaire que nous traversons, si une ville a symbolisé, à tort ou à raison, la fronde vis à vis des décisions gouvernementales prises dans les palais parisiens : masques/ pas masques, pro et anti Raoult, fermeture ou non des bars et restaurants, c’est bien la cité phocéenne.

Il y a un prisme marseillais revêche à un pouvoir situé à Paris, aux fraises sur la gestion sanitaire du pays. Marseille c’est également aujourd’hui l’espoir porté par la victoire de Michèle Rubirola aux municipales : celui de la rupture avec des modèles clientélistes participant de sa caricature. Deux choses dont les gouvernements successifs avaient appris à s’accommoder la délaissant à sa fatalité, incapables de taper du poing sur la table par exemple quand survient le drame de Noailles faisant 8 morts et traumatisant les habitant-e-s. Marseille est la seule ville de province qui a réussi à attirer les projecteurs médiatiques lors de la dernière élection municipale. Et encore, grâce à un scénario rocambolesque que les showrunners de Netflix auraient sûrement rêvé d’avoir imaginé eux mêmes.

L’observateur basique de la scène politique française peut vous citer sans trop de soucis les noms de Gaudin, Vassal, Rubirola, Ghali voire Payan. Pourtant aucun n’a été invité dans une matinale de grande écoute avant le résultat final de l’élection. A Paris par contre on a eu le droit de faire ou refaire connaissance avec tous les candidats, invités sur toutes les chaînes nationales. Dati, Hidalgo, Griveaux puis Buzin, Belliard. Qui peut en toute honnêteté, même en s’intéressant à la chose publique, citer aisément les maires et leur principaux concurrents de Rennes, Nantes, Lille, Strasbourg, Lyon, Dijon, Bordeaux, Montpellier, Toulouse….On ne parle même pas des villes moyennes.

Les élections municipales sont un des nombreux exemples de ce parisiannisme auto-centré délivré par les médias de masse, et qui est aussi un des ferments de la colère, du rejet de Paris et de ses lieux de pouvoir. Le lecteur des journaux nationaux est au courant de tout ce qu’il se passe à Paris y compris quand un avion fait trop de bruit. Il reste alors Marseille, ville qui a toujours assumée sa conflictualité avec la capitale et sa singularité. La cristallisation autour des récentes frictions OM-PSG en est encore la preuve. Les rappeurs participant à Bande Organisée délivrent justement un message explicite : Paris n’est pas le centre de l’Hexagone et Marseille leur tient la dragée haute voire davantage. Un message auquel peuvent s’identifier bien plus que les marseillais, toutes celles et ceux qui ne vivent pas dans la capitale et s’en sentent exclus. Même ceux qui n’en sont pourtant qu’à 45 minutes en RER.

En cela une des toiles de fond des paroles des rappeurs rencontre une condition commune à toutes celles et ceux qui dans l’Hexagone n’ont pas accès faute de moyens aux coûteuses attractions parisiennes vantées dans les médias : le fait de rester à sa place, d’y être assigné. Ce dont parlent Edouard Louis, Annie Ernaux et Nicolas Mathieu dans leurs livres se retranscrit dans la préoccupation majeure qui ressort de cette chanson : celle de pouvoir partir. De partir, et de vivre. Deux urgences qui s’épousent en passant de 0 à 100 km/h en moins de trois secondes, en conduisant sans casque sur un « scooter kité », en cavalant « comme Usain Bolt » coursé par « les voitures banalisées » de la police. Une situation lancinante évoquée par les rappeurs, comme la violence à laquelle est confrontée cette jeunesse qui veut fuir parfois jusqu’au tragique : « Ter-ter, guidon, logistique, par terre, du sang balistique ».

Une volonté de s’arracher à sa condition sociale freinée par des moyens limités pour y parvenir : la violence comme dit plus haut, mais aussi plus simplement les moyens de locomotion. On parle de scooter, de Clio sur les jantes. On rêve de RS4 gris Nardo, de Porsche GT Bleue, de 4-4. La jeunesse qu’incarne les rappeurs de Bande Organisée à défaut de pouvoir atteindre ses rêves sait parfaitement réparer sa bécane. Cette jeunesse est giletjaunée. Non qu’elle le porte ou bien même qu’elle l’ait porté, mais parce qu’elle vit les mêmes humiliations que celles et ceux qui ont occupèrent les rond-points suite à l’augmentation du coût de l’essence. Une préoccupation qui transcende les générations à l’exemple du buzz de la vidéo Tik Tok de « Tonton Rudy », routier cinquantenaire, qui reprend en playback le couplet de SCH. Un couplet où entre une synecdoque alliant Prado et un shifter pro plane cette punchline sur le reste du morceau « Où tu étais quand je mettais des sept euros d’essence ? »

En quelques mots le rappeur condense la frustration et les fins de mois difficiles de toutes celles et ceux qui n’ont d’autre choix que de prendre leur voiture pour aller au travail, chercher les enfants à l’école, voir ses anciens en Ehpad… C’est tout sauf un hasard si c’est ce couplet qu’a repris Rudy le chauffeur routier. C’est cette image qui personnellement m’a le plus marqué. Une image comme un souvenir, pas celui d’une madeleine mais d’une station d’essence où l’on s’arrête tous les deux-trois jours. J’en ai bien connue une il y a quelques années, pas dans les Bouches du Rhône, mais entre l’Ariège et la Haute-Garonne. Flash Back.

En 2013 après avoir eu mon concours de professeur Lettres-Histoire-Géographie en Lycée Professionnel, je connais ma première affectation pour l’année en tant que stagiaire à Saint-Girons en Ariège. Etant engagé tant au niveau de mon logement que de ma vie associative à Toulouse, ma première réaction fut d’aller sur le site de la SNCF pour voir si des trains desservaient la ville. Verdict : aucun, et pour cause la gare est fermée aux voyageurs depuis 1969. Pas de transports en commun efficients, des covoiturages trop peu nombreux et non adaptés aux horaires du lycée. La seule issue était d’acheter une voiture pour pouvoir me rendre au travail et faire les trajets. Ce qui fut réalisé en acquérant la Clio 2 MTV d’occasion d’une amie. 2000 euros, toutes mes économies du moment. Cette année scolaire là (2013-2014) j’ai fait régulièrement des allers-retours entre Toulouse et Saint Girons à raison de 1h30 aller, 1h30 retour, pour assurer mes cours. J’ai su ce que voulait dire le prix de l’essence. Apprendre à faire des « sept euros d’essence », parce que la fin du mois a la fâcheuse tendance à arriver le 15 au lieu du 31.

Cette année là le prix de l’essence a baissé, une des seules mesures populaires que je retiens du quinquennat désastreux de Hollande. Dans ma Clio 2 MTV j’écoutais tous les matins ses ministres chantantt les louanges d’une sociale-démocratie en fin de course pour les riches. C’était l’époque de la deuxième version du gouvernement Ayrault. Celui qui s’enlisait à Notre Dame des Landes et dans le CICE, qui filait 30 milliards d’euros aux Banques sur le dos du Livret A. J’en passe et des meilleures.

La giletjaunisation de la société date t-elle de ces années qui précédaient les bouleversements sociaux et électoraux des années 2016-2017 ? Le point de rupture qui a fait éclaté le bipartisme en France se trouve certainement dans ces eaux là. Ce moment de « Transformismo » comme dirait Gramsci, quand la convergence idéologique entre la droite et de la gauche en arrive à la fusion au niveau des personnels (les fameux « gouvernements d’ouverture ») débouchant sur l’affaiblissement des partis traditionnels et l’arrivée de Macron, la synthèse de cette compromission économique et sociale latente entre l’UMP et le PS d’alors.

J’ai dû me débarrasser de ma Clio 2 au cours de l’été dernier. Elle n’aurait pas passé le contrôle technique qui s’est durci. Pourtant elle aurait pu rouler encore, comme elle l’a fait entre Toulouse et Valence d’Agen, Toulouse et Montauban, Toulouse et Samatan. Tous ces villes d’Occitanie où j’ai été affecté. Des villes subissant la métropolisation plus qu’elles n’en bénéficient, où l’on peut observer la giletjaunisation de la société. Cette fracture qui naît sur l’impasse du récit des élites d’une mondialisation heureuse, d’une Union Européenne du marché à marche forcée, se heurtant à la réalité de celles et ceux pour qui elle représente surtout de la frustration. Ferments de la crise organique décrite encore par Gramsci qui couve toujours. C’est ce que les paroles de Bande Organisée nous indiquent car plus qu’un simple tube on peut s’interroger sur le fait que cette chanson soit en fait l’hymne d’une jeunesse uberisée subissant les conditions de vie dénoncées originellement par les Gilets Jaunes.

Le plaidoyer implicite d’une jeunesse à la fois gilietjaunée mais aussi créolisée, au sens littéral que lui donnait Edouard Glissant : « La créolisation, c’est un métissage d’arts, ou de langages qui produit de l’inattendu. C’est une façon de se transformer de façon continue sans se perdre. C’est un espace où la dispersion permet de se rassembler, où les chocs de culture, la disharmonie, le désordre, l’interférence deviennent créateurs. C’est la création d’une culture ouverte et inextricable, qui bouscule l’uniformisation par les grandes centrales médiatiques et artistiques. Elle se fait dans tous les domaines, musiques, arts plastiques, littérature, cinéma, cuisine, à une allure vertigineuse… »

Une définition reprise avec brio par JL Mélenchon quand il propose la créolisation comme « le chaînon manquant entre universalisme et la réalité vécue qui le dément ». Les rappeurs sont souvent en pointe de cette créolisation dans la culture populaire française, et ceux de Bande Organisée ne font pas défaut. Probable que l’on entende longtemps dans les conversations des expressions comme « ma gâtée » ou « zumba cafew ». L’une marseillaise, l’autre contraction d’un imaginaire lié au Brésil. Tout au long du titre ce métissage culturel que portent en eux les rappeurs se déploie à travers de nombreuses expressions hispaniques, des références à des patronymes d’Afrique de l’Ouest, à des villes marocaines, aux riffs d’ACDC, à des figures comme Zizou ou Zampa. A rebours de l’image de rappeurs bornés que certains aimeraient leur accoler, ils montrent une ouverture culturelle au monde riche, qui sait jouer avec les codes communs, l’auto-dérision, et qui donnent à Marseille toutes ses couleurs de carrefour culturel.

Loin du fantasme « séparatiste » de Macron, Bande Organisée fait la part belle aux mélanges où l’on assume ses identités complexes et en mouvement. L’affirmation d’une culture ouverte, sans peur, loin du racisme zemmourien et du mépris social macronien qui s’auto-alimentent.

Celles et ceux qui sont intéressés par la chose publique ont avec ce titre et le succès qu’il rencontre, certainement une clef de compréhension d’axes politiques forts pour mobiliser une jeunesse qui porte la fougue de son désir de désassignation, de vivre en commun avec les autres et de ne pas être canalisée. Tout un symbole en ces temps de restriction des libertés publiques liées à la crise du Covid 19.

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